Michel Legrand

De Michel Legrand – né à Paris le 24 février 1932 – décédé à Neuilly-sur-Seine le 26 janvier 2019, il faut évoquer sa sensibilité européenne, l’élégance absolue de ses compositions assumant l’héritage de Ravel ou de Debussy et sa brillante carrière américaine. Il faut aussi mentionner son écriture, novatrice, d’une comédie musicale à la française et les stars du jazz avec lesquelles il a enregistré quelques albums indispensables (John Coltrane, Miles Davis). Il faut souligner sa capacité à trousser des mélodies immédiates et sophistiquées à la fois, fleurons de la chanson de variété francophone et ses innombrables partitions pour le cinéma, déroulant leurs images harmoniques. Il faut citer quelques-unes de ses partitions les plus renommées : l’album I Love Paris (1954) qui ouvre le bal des succès, Legrand Jazz (1958), Une Femme est une femme (1961), Les Parapluies de Cherbourg (1964) et Les Demoiselles de Rochefort (1967) pour Jacques Demy, L’Affaire Thomas Crown (1968, avec son classique « Les Moulins de mon coeur ») et Un Été 42 (1971) – tous deux récompensés par un Oscar -, Jamais Plus Jamais ou Yentl (1983). Il compose pour Claude Nougaro ou le cinéaste Claude Lelouch et remporte cinq Grammy Awards. D’évidence, que ce soit dans le jazz ou la musique de film ou de comédie musicale, Michel Legrand est le plus grand compositeur français de la deuxième moitié du XXe siècle. Toujours actif au siècle suivant, il revisite son répertoire à deux reprises, avec la soprano Natalie Dessay (Entre Elle et Lui, 2013) et dans le recueil collectif Michel Legrand & Ses Amis (2015). Après la création de son premier opéra Dreyfus en 2013, le compositeur dévoile quatre ans plus tard deux compositions classiques : un Concerto pour piano et un Concerto pour violoncelle.

Bécon-les-Bruyères : c’est dans ce quartier de Courbevoie, ville située non loin de La Défense, à l’ouest de Paris, que Michel Legrand grandit après avoir vu le jour à Paris, le 24 février 1932.

Sa soeur, Christiane, l’a précédé de deux ans : chanteuse, elle sera membre des Double Six et The Swingle Singers avant de prêter sa voix aux musiques de son frère, dans trois films de Jacques Demy. Sa mère, Marcelle der Mikaelian, grande bourgeoise arménienne, est la soeur de Jacques Hélian (chef de l’orchestre le plus réputé de l’après-guerre, issu de la troupe de Ray Ventura et ses Collégiens). En 1929, elle épouse le musicien Raymond Legrand (élève de Gabriel Fauré et compositeur de nombreuses musiques de films dont Mademoiselle Swing, il est entré dans l’histoire grâce à sa collaboration à la comédie musicale Irma la douce). Mais, dès 1935, le mari abandonne le domicile conjugal, et le divorce est consommé en 1946.

Dès sa petite enfance, le meilleur ami de Michel Legrand est le vieux piano abandonné par son père. Son entrée au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris en 1942 (et, donc, sur dérogation puisqu’il n’est alors âgé que de neuf ans) n’est certes pas une surprise mais bien une découverte extatique : il sera musicien. Après sept années de formation auprès des plus émérites pédagogues (dont Nadia Boulanger, professeur de George Gershwin, Quincy Jones ou Pierre Henry), le jeune homme achève son cursus, riche d’une multitude de premiers prix.

En 1945, la Libération s’applique à tous les secteurs de l’existence, musique y compris, et c’est pour Michel Legrand l’occasion de découvrir le jazz, lors d’un concert du trompettiste Dizzy Gillespie. Praticien d’une douzaine d’instruments, il est introduit par son père (avec lequel ils se fréquentent de nouveau) dans l’univers de la chanson de variété et débute une carrière d’accompagnateur : Catherine Sauvage, Zizi Jeanmaire ou Henri Salvador, bénéficient de ses prestations.

En 1954, la compagnie américaine Columbia lui passe commande d’un album d’adaptations de rengaines françaises sous une couleur jazz : l’album I Love Paris se vend à huit millions d’exemplaires et la carrière du musicien est désormais lancée à l’échelle planétaire. Maurice Chevalier, qui vient de l’engager comme directeur musical, lui permet alors de découvrir l’Amérique. En 1955, il compose la musique du film d’Henri Verneuil, Les Amants du Tage : on peut considérer cette partition comme un galop d’essai.

La légende se construit grâce à l’enregistrement de plusieurs albums (Holiday in Rome en 1955, Michel Legrand Plays Cole Porter en 1957, Legrand in Rio en 1958). C’est durant cette période et sous le pseudonyme de Big Mike (proposé par Jean Cocteau) qu’il participe avec Boris Vian à la composition des premières pièces de rock en langue française. Henri Salvador (sous le nom d’Henri Cording) hurle alors à n’en plus finir le « Blouse du dentiste ».

Une participation au Festival de la jeunesse et des étudiants se déroulant en U.R.S.S. lui permet également de rencontrer un jeune mannequin français qu’il épouse, et avec laquelle il a trois enfants (l’une de ses filles est Eugénie Angot, championne d’équitation de renommée internationale qui a représenté la France aux Jeux Olympiques d’Athènes en 2004).

En 1958, un nouveau voyage aux Etats-Unis est l’occasion de mirifiques sessions : l’album Legrand Jazz rassemble Bill Evans, Ben Webster, Miles Davis, Art Farmer et John Coltrane. Dès 1960, Michel Legrand devient le compositeur attitré des cinéastes de la Nouvelle Vague : il compose pour Jean-Luc Godard (Une Femme est une Femme avec Anna Karina en 1961 mais également La Chinoise et Bande à part), Agnès Varda (Cléo de 5 à 7, dans lequel Legrand incarne le rôle de Bob, le pianiste), et, surtout, entame une collaboration prolifique avec le mari de cette dernière. Jacques Demy (Mon frère jumeau) et le musicien écriront en effet en dix films les très riches heures de la comédie musicale à la française, en autant d’opéras populaires et mélodiques : Lola (avec Anouk Aimée dans le rôle titre, 1968), Les Parapluies de Cherbourg (Palme d’Or du festival de Cannes 1964, avec la première utilisation mondiale des dialogues chantés), Les Demoiselles de Rochefort (1967), Peau d’Âne (avec Catherine Deneuve et Jean Marais, 1970) ou Trois Places pour le 26 (avec Yves Montand, pour un rôle en hommage rétrospectif à la carrière du chanteur, 1988).

Il travaille également avec des metteurs en scène plus traditionnels, comme Yves Allégret ou Jacques Deray (La Piscine, 1969), sur des films réjouissants mais oubliables (Le Cave se rebiffe) ou en compagnie de réalisateurs étrangers dont Joseph Losey (avec lequel il obtiendra la Palme d’Or au festival de Cannes en 1971 pour Le Messager).

Parallèlement (le suivi de plusieurs carrières simultanées est une marque de fabrique chez Legrand), il concourt à développer dès 1962 la carrière de Claude Nougaro (« Les Dom Juan », « Le Cinéma ») et est pourvoyeur de nombreux thèmes interprétés par Serge Reggiani, Nana Mouskouri, Yves Montand ou Liza Minnelli. Toutes ces rencontres, et l’insistance de son ami Jacques Brel, le conduisent à se lancer lui-même dans la chanson (Les Enfants Qui Pleurent), aidé en cela par une chaîne de paroliers qui réunira Eddy Marnay, Jean-Loup Dabadie, Boris Bergman ou Françoise Sagan. Il diversifie encore ses activités en composant pour les chorégraphes Roland Petit et Gene Kelly.

En 1966, et alors que son ami le compositeur Henri Mancini (La Panthère rose) lui ouvre les portes des studios d’Hollywood, Michel Legrand installe pour un séjour de trois ans sa famille à Los Angeles. Il obtient en 1969 l’Oscar de la meilleure chanson originale de film (elle sera également couronnée d’un Golden Globe) pour « The Windmills of Your Mind » (« Les Moulins de mon coeur », thème principal de L’Affaire Thomas Crown, avec Steve Mc Queen). Il renouvelle l’exploit en 1971 avec l’Oscar de la meilleure musique de film pour Un Eté 42. Bénéficiant durant cette période de vingt-sept nominations aux Grammy Awards, il est cinq fois récipiendaire du trophée, de 1971 à 1975. Le musicien est alors devenu une star absolue du genre, se faisant même seconder par Vladimir Cosma, mais n’oublie pas ses premières amours, enregistrant un album de jazz, en concert et au côté du contrebassiste Ray Brown.

Les années 1970 sont majoritairement consacrées au cinéma : il collabore avec des réalisateurs français (Claude Lelouch, Louis Malle, Jacques Deray), américains (Orson Welles, Clint Eastwood) et obtient (après avoir fourni la partition de Jamais Plus Jamais, nouvelle aventure de James Bond 007, avec Sean Connery) un nouvel Oscar en 1983 pour Yentl, de Barbra Streisand. Comme il dispose de quelques loisirs, il assure en 1972 un tour de chant à l’Olympia de Paris, en compagnie de la Franco-Italienne Caterina Valente, et enregistre son premier album de chanteur à l’occasion. Deux années plus tard, son père disparaît. En 1975, il parraine les débuts d’un jeune chanteur, Jean Guidoni. En 1979, il devient biographe pour Barbra Streisand, une femme libre.

Les années 1980 le voient se consacrer de nouveau au jazz : il enregistre trois albums avec un trio où l’on retrouve en particulier le batteur André Ceccarelli, s’associe avec deux saxophonistes émérites – Zoot Sims et Phil Woods – pour l’album After the Rain (1982), dirige l’orchestre de Shirley Bassey et enregistre un nouvel album en tant que chanteur. Il compose également le générique de plusieurs séries télévisées éducatives (Il était une fois l’espace). Il clôt la décennie en composant un oratorio célébrant le bicentenaire de la Révolution française et en se lançant dans la mise en scène : le film Cinq jours en juin (avec Sabine Azéma et Annie Girardot, 1989), souvenir du jeune Michel Legrand rejoignant sa mère à Saint-Lô le jour du débarquement, ne reçoit qu’un accueil mitigé.

Les années 1990 permettent au musicien de réactiver son grand orchestre dans lequel brillent de mille feux les frères Stéphane et Lionel Belmondo, de travailler avec des personnalités aussi dissemblables que Diana Ross, Ray Charles ou Björk et de mettre en scène le quatre-vingt-cinquième anniversaire du violoniste Stéphane Grappelli (1992).

En 1995, son travail commun avec Jean Guidoni sur l’album Vertigo (et le spectacle au Casino de Paris qui lui succède) vaut au duo une Victoire de la Musique. Legrand revient ensuite à ses premières amours, la musique classique, enregistrant avec la star de la trompette Maurice André, dirigeant le Requiem de Gabriel Fauré ou se produisant dans des programmes consacrés à Erik Satie. Le Passe-Muraille de Marcel Aymé lui inspire un spectacle (sur un livret de l’écrivain Didier Van Cauwelaert) qui est triomphalement monté aux Bouffes-Parisiens.

En 2000, entre deux anthologies et autre coffret thématique (dont il s’est toujours totalement désintéressé), on rend hommage à Legrand dans la Cour Carrée du Louvre et à l’occasion de la Fête de la musique, en 2003, il est fait officier de la Légion d’honneur. En 2005, il adresse son meilleur souvenir par le jazz à son ami Claude Nougaro, décédé l’année précédente (album Legrand Nougaro). En 2013, c’est avec la soprano Natalie Dessay qu’il revisite au piano son répertoire dans l’album Entre Elle et Lui. La même année est créé à l’Opéra de Nice son premier opéra : Dreyfus. En 2014, à 82 ans, il se marie à la comédienne Macha Méril.

L’année suivante, il partage à nouveau ses chansons avec un aréopage hétéroclite pour l’album Michel Legrand & Ses Amis, auquel participent Charles Aznavour, Thomas Dutronc, Maurane, Vincent Niclo, Mario Pelchat et Emilie-Claire Barlow, Chico & the Gypsies, Brigitte, Muriel Robin, Lambert Wilson, Hélène Ségara, Christophe Willem et Laurent Gerra. En 2017, ce sont deux compositions de musique classique qui apparaissent : un Concerto pour piano et un Concerto pour violoncelle, interprétés par l’Orchestre philharmonique de Radio France sous la direction de Mikko Franck. Ce sera son ultime oeuvre, publiée avant la compilation Les Moulins De Son Coeur, un coffret de 20 CD paru en 2018. Hospitalisé pour une infection pulmonaire à l’hôpital américain de Neuilly-sur-Seine, il décède d’une septicémie dans la nuit du 25 au 26 janvier 2019, à l’âge de 86 ans.